« Le blanc ou l’espacement du présent »
Louis MARIN
Lorsqu’une grande part de l’œuvre de Jean François Lacalmontie disparut dans un incendie en 1990, répondant aux questions d’Olivier Kaeppelin, l’artiste remarquait « Le feu est bien sûr une catastrophe, mais la catastrophe est incluse dans notre vie à chaque instant. Elle peut surgir dans un présent absolu. Mon œuvre est nourrie de cela cette épaisseur du présent qui défait le savoir et n’engage aucune spéculation sur l’avenir… »
Les œuvres aujourd’hui exposées dans l’immense, le vertigineux espace du Musée de Nantes m’invitent à reprendre les chemins d’une ancienne méditation sur le présent et le maintenant, et à la renouveler en l’ouvrant à un entreprise artistique qui s’y installe en l’interrogeant. Aristote dans sa Physique se heurte à l’étrange aporie du présent, du « maintenant » plutôt to nun, lorsque la connaissance s’en approche nantie de ses instruments scientifiques car qu’est ce que le présent le maintenant sinon la quasi-indiscernable limite entre le passé et l’avenir, une limite à ce titre impensable, sinon comme le bord d’un moment futur qui serait déjà celui du moment passé qui lui succède. « L’antérieur est bien dans le temps, écrit Aristote, car l’antérieur et le postérieur ont trait à l’écart par rapport au maintenant, et le maintenant est la limite du passé et du futur, de ce qui s ‘éloigne et de ce qui advient; de sorte que puisque les « maintenants » sont dans le temps, de même l’antérieur et le postérieur sont dans letemps, car la où est le maintenant, là est aussi l’écart du maintenant. »
Ce que le traducteur français nomme écart, est le terme grec apostasis qu’il faudrait plus précisément transposer en mouvement d’écartement et d’éloignement, en ouverture d’une distance dans une continuité ou dans une unité, et bientôt à suivre les dérives de la langue, en abandonnement, défection, désertion, défaillance, renoncement. C’est dans cet espace qui creuse le maintenant et qui ne cesse de l’ouvrir d’un bord à l’autre en puissance d’éloignement que l’œuvre de Lacalmontie surgit, comme une catastrophe immédiate épaisseur du présent qui, dit l’artiste, nourrit l’œuvre, mais qu’en retour l’œuvre évide de « tout contenu » et de tout continu, de toute forme et de toute matière jusqu’à n’être plus dans sa puissance d’oeuvre, d’opus que la prise en compte, et comme l’exposition, de ce pur espacement, distance d’apostase qui dans l’immédiateté une, dans l’évidence impérieuse d’une présence -celle du maintenant lui-même- retourne sens dessus dessous, renverse ou inverse les oppositions du plein et du vide, de la forme et de la matière, du fond et de la figure, moins pour faire du plein un vide, d’une forme une matière, d’une figure un fond, moins pour en signifier l’impertinence théorique que pour s’ouvrir un espace antérieur à ces oppositions, une distance, un écartement qui les produirait, un fond qui serait leur fondement, un vide qui serait leur origine, une matière qui serait leur commencement.
Et c’est ainsi que l’œuvre de Lacalmontie fait être les lieux architecturés du Musée dans leur pure et immédiate présence d’espacement; elle les fait naître à la puissance d’écartement des murs, des arcs et des pilastres. Elle fait voir, dans sa présence nue, l’espace, la puissance de spatialité matrice souveraine des lieux et des sites. Elle fait découvrir à l’œil et au corps du visiteur que la distance entre les choses n’est pas un vide, un rien où chaque chose s’individualiserait dans la densité de son être propre, mais la puissance même qui les fait être et apparaître dans les lieux et les sites où elles prennent corps. Faire découvrir cette puissance, la mettre à découvert; moins en l’offrant au regard, en la donnant à regarder, à être prise en garde par l’œil spectateur; plutôt dans l’invitation à entrer en elle et à s’offrir à ses effets dans l’invite d’une rencontre dans une visitation.
Comme le disait Lacalmontie au lendemain de l’incendie de son atelier « Le tableau est un état concentré qui vient du « rien, » une concentration de l’espacement du présent (du maintenant), un concentré de cette puissance d’espace qui est « rien, » un « rien, » puisque simple distance entre les deux bords de ce qui advient et de ce qui feu va un lieu, un site, et enfin de course (ou de compte) un être. » « L ‘œuvre, dit encore Lacalmontie, a si peu de réalité elle est pourtant si présente, là est l’énigme. »Pour ouvrir le visiteur à la visitation, offrir l’oeil à la rencontre, pour que tout savoir abandonne le regard habitué, et que la puissance d’espace l’investisse d’un seul coup soudain dans le présent, il lui faut un signe, des signes et l’écran d’une blancheur alors s’ouvre, entre les uns et l’autre ce rien de l’apostasis où, selon Aristote, le maintenant dans son instantanéité, trouvait son impossible existence.
Et d’abord le blanc.
Le blanc, disait on au XVIIème siècle, est la couleur universelle. C’est la couleur « complexe » de la lumière même; couleur transcendantale puisqu’elle qualifie la condition de possibilité de toute représentation, ce qui fait que le visible peut être vu.
« Il ne se donne point de visible sans lumière » écrivait Poussin dans sa lettre testament, au titre « des principes de tout homme capable de raison peut apprendre. » Point de visible sans le blanc qui, couleur de la lumière, est l’invisible condition de possibilité du visible, antérieur logiquement à tout ce qui est vu sous le soleil, tout cela qui est, selon Poussin, l’objet de la représentation en peinture; couleur du soleil si le soleil pouvait se peindre comme une chose ou un objet du monde. « On ne regarde ni le soleil ni la mort en face. » disait La Rochefoucauld sans risque d’éblouissement, c’est à dire d’aveuglement sans catastrophe de la lumière dans la nuit, du blanc dans le noir.
Le blanc comme blanc est insoutenable à la vue. La sphère transcendantale du visible est impénétrable à la vue. Tel est le risque mortel que court le peintre qui voudrait la donner au regard, puisqu’il se condamnerait à perdre la vue ou à perdre l’ouvre elle même, pur éblouissement l’œuvre comme objet du regard dans sa matérialité formelle et sa formalité matérielle, à vouloir faire d’elle la pure expression de son possible d’être vue comment « réaliser le possible » en tant que tel sans effacer ce « réel » qui donne au possible même la chance de l’acte ou sans anéantir le « possible » dans la réalité d’un opus operatum qui en accomplit et en supprime la virtualité ?
Et si l’œuvre n’avait d’autre « réalité » et d’autre « fin » que d’entrer dans… (de faire entrer dans…), de visiter et j’y reviens encore une fois, de rencontrer le virtuel pur qu’est le blanc, d’être habité par le blanc pour en permettre, sinon en autoriser, le site à son visiteur. Ainsi le visiteur du Musée de Nantes habité par l’exposition des œuvres de Lacalmontie, dans la puissance d’espace qu’elles promeuvent chacune à leur façon dans ces lieux.
« Il n’y a pas d’abord le virtuel puis le réel, dit Lacalmontie, il y a la virtualité qui anime le réel, élément central, ajoute-t-il, de mon travail. » Non pas centre de l’œuvre objet, son noyau caché supprimé comme on disait au XVIIème siècle voire l’irradiant de l’intérieur ainsi que la force de feu (ou de lumière) que recèle selon Suger, l’abbé de Saint Denis, la pierre précieuse; mais élément comme eau, terre, air, feu, centre du travail du peintre : c’est à dire du mouvement toujours en mouvement, de la poièsis toujours à l’ouvre et dont les œuvres objets ne sont que les événements, jamais les monuments.
Il y a bien œuvre, « l’art implique qu’il y ait objet, » dit encore Lacalmontie. Celui ci permet d’accéder à l’imaginaire; mais l’objet n’est rien.., ou encore, à nouveau : « L’œuvre n’est jamais là pour elle même, elle a si peu de réalité, elle est pourtant si présente, là est l’énigme. » L’énigme du blanc, de la couleur transcendantale…
L’œuvre, quant au virtuel qui est l’âme, le mouvement, le change latent et tout puissant du réel, qui est l’élément central de lapoièsis, l’œuvre est une limite, mais une limite-signe, une limite, qui, loin d’interdire sa transgression, ne serait signe que d’inviter à son franchissement. « Les yeux rencontrent l’œuvre, puis la passent. Il y a limite et obligation de la franchir, »
dit Lacalmontie et de façon aussi énigmatique que l’œuvre est d’être si peu réelle et si présente à la fois, il ajoute : « Il y a de l’évasion de l’obscur et de la recherche du sens » Enigme assurément, car la phrase peut signifier que l’obscur
et la recherche du sens s’évadent, abandonnent, font défection à l’œuvre à la faveur du franchissement de sa limite ou à l’inverse que la transgression de la limite qu’est l’œuvre provoque l’évasion de l’obscur que l’œuvre objet tenait enclos, évasion qui est invasion du blanc par l’obscur; et avec l’obscur, déjà se tracent les pistes, s’amorcent les frayages du sens.
N’oublions pas non plus que re-garder le blanc face à face, contempler la couleur transcen-dantale, celle qui rend possible au regard toutes les couleurs et toutes les apparences peintes contempler, c’est à dire découper les limites qui font de l’œuvre, un templum, le temple où le blanc est enfermé en depot précieux de matière d’idole n’oublions pas que se saisir par l’œil de la couleur invisible qui rend visible, c’est tout soudain s’abîmer dans l’obscur, s’évader dans les ténèbres où, à tâtons, le spectateur aveuglé cherche le sens.
Poussin énonçait jadis dans la même lettre testamentaire un deuxième principe de la représentation de peinture qui y fait apparaître une autre blancheur. De celle là aussi, il nous faudra faire l’expérience lorsque nous visiterons l’œuvre de Lacalmontie dans les lieux du Musée de Nantes que cet œuvre architecture. « Il ne se donne point de visible sans moyen transparent. » écrivait Poussin à M. Fréart de Chambray, citant en sous-main, en sous-jeu, sans le dire, la définition qu’Aristote (ou le Pseudo-Aristote) donne du transparent : « J’entends ce qui bien que visible n’est pas visible par soi, à proprement parler, mais J l’aide d’une couleur étrangère. Tels sont l’air et l’eau. » Tel est aussi le blanc, la couleur sans couleur de la transparence, le blanc, couleur invisible en soi de l’air ou de l’eau, un invisible que seule une couleur « autre » rend à la visibilité; l’épaisseur de l’air et les nuées tremblantes flottant au fond du paysage perspective aérienne ; les jeux et les reflets des ombres et des arbres, des herbes et des rochers dans l’eau de la fontaine et pourquoi pas, le visage de Narcisse penché sur elle -Natura artifex– obscur désir d’art de la Nature qui se prend au piège de sa réflexivité autonome.
Le diaphane est pour Poussin un moyen du visible. Qu’est ce que ce moyen ? Comment la transparence peut elle être « instrumentalisée » au point de faire accéder le visible au regard ? Qu’est ce que la peinture ? se demande le maitre à la fin de sa vie : « C’est une imitation -une représentation- faite avec lignes et couleurs en quelque superficie que ce soit -un mur, un papier, un panneau de bois, une toile- de tout ce qui se voit dessous le soleil de tout ce que la lumière, le blanc invisible en soi de la lumière rend visible par elle même au regard sa fin est la délectation. » Toute la représentation de peinture, l’œuvre objet, le produit, le poème du peintre, est ainsi comprise, contenue ou enfermée entre deux limites, que le regard doit traverser pour s’accomplir dans l’opus operatum, le plan transparent de la représentation d’une part, dia-phane à travers lequel passent les rayons de l’œil pour aller cueillir, recueillir (et se recueillir dans) les apparences peintes et les figures, et d’autre part le plan surface, instrument blanc de visibilité, écran immobile et en repos, virtualité infinie en puissance d’accueil de toutes les lignes et de toutes les couleurs, où il n’y a encore rien à voir à ce bord du présent où la future figure advient sans être encore; surface support dont on peut dire seulement que, dans sa blancheur, elle n’est pas encore marquée, tracée et traquée par les lignes et supprimée par les couleurs.
Entre le diaphane du plan de représentation d’une part, l’invisible paroi d’entrée dans l’espace imaginaire de l’œuvre que seul l’accident d’une couleur étrangère, l’hétérogénéité d’une autre substance sémiotique, par exemple une inscription, une écriture, une lettre ou un fragment réel d’objet peuvent rendre à la vue et l’invisible dessous d’autre part, qui n’est jamais qu’au titre d’un envers ou d’un revers, de la surface support sans couleur, « blanche » de toute couleur parce qu’avant elle (dans le temps) ou derrière elle (dans l’espace), elle était cet invisible dessous, mur, papier, panneau de bois, toile, intonaco, enduit, neutre; entre ces deux blancs, le blanc diaphane du plan et le blanc support de la surface, la représentation déploie les puissances charnelles, visibles, visuelles de ses figures : la représentation.
Supposons un instant que s’effacent lentement ces figures, que se dissipent par progrès et regrès ces puissances, que la chair perde son incarnat, que le vu tende à sa potentialité et le visible à ses latences; le plan n’est alors diaphane que d’être traversé vers la surface blanche qu’il recouvre et avec laquelle il coïncide; et cette dernière n’ouvre l’espace de son ouverture que de se rendre au blanc invisible par soi du plan et qui retourne par cette coïncidence même à son invisibilité. Quelle énigme ici s’impose : la surface qui, dans l’institution de tableau de représentation n’a d’autre fonction que d’enfouir sa blancheur opaque sous les figures qu’elle supporte, dans cette transgression ici tentée de la limite de l’œuvre objet, advient à la présence du voir par le plan, le diaphane blanc qui laisse apparaître, par la surface à laquelle il s’est rendu coextensif, son inexhaustible invisibilité.
Etrange, énigmatique rencontre du blanc du plan et du blanc de la surface, blanc sur blanc qui, loin de viser et d’atteindre au recouvrement du même et à la superposition de l’identique, ouvre l’espacement du présent, l’apostase du maintenant d’avec lui même dans l’instance immédiate de la présence de l’œuvre. « Un tableau est un impensable dans la « précipitation » du temps »dit Lacalmontie. Précipitation des deux bords du présent, ce qui n’est pas encore et qui advient, ce qui n’est déjà plus et s’efface. « Mon œuvre, dit il encore, existe à la seconde présente, » en ce présent du recouvrement qui affronte on l’aura remarqué le vide de la transparence et la densité de l’opacité, je veux dire d’un cote le blanc diaphane qui ouvre l’œil à l’ouverture de l’espace et de l’autre, le blanc plein des possibles lieux et sites de l’œuvre. Espacement du présent; écartement dans le maintenant, du maintenant de la plus grande différence.
Poussin énonçait deux autres grands principes universels de la représentation de peinture : « Il ne se donne pas de visible sans terme; il ne se donne point de visible sans distance. » Deux principes qui concernent directement les figures: « Il ne se donne pas de visible sans terme, » l’axiome ici signifie qu’il n’est de figure accédant au regard qu’à la condition d’être circonscrite d’une ligne qui la termine et la sépare des autres figures et l’enlève sur un fond dont elle se détache: terme du contour, la ligne est également terme de structure ou de dessein et d’articulation par lequel idées et formes prennent consistance intelligible pour l’œil.
« Il ne se donne point de visible sans distance, » le deuxième axiome de la figure pose qu’elle ne vient se déterminer dans l’aspect et le prospect, dans l’apparence visuelle comme dans l’office de raison qui en constitue l’intelligibilité, que par un fond qui joue doublement, à la fois comme profondeur d’espace dans laquelle les figures se proposent au regard dans l’éloignement ou la proximité du spectateur, et comme écart ou distance entre les figures : double « intervallement » grâce auquel les figures tournent sur elles mêmes dans l’autonomie de leurs formes, s’enfoncent ou se rapprochent dans l’espace illusoire du tableau.
Les deux axiomes de la figure chez Poussin renvoient l’un et l’autre, au « fond » un « blanc » qui n’est ni le blanc dense de la surface ni le blanc diaphane du plan, mais celui qui hallucinerait dans le tableau, l’espace « réel » dans lequel se déplacent les corps et se déploient les mouvements, celui où se posent les choses et les êtres, blanc des intervalles, « rien » illusoire de la profondeur de l’espace peint (celui de la perspective, du prospect légitime) « rien » illusoire de la découpe dans les plans parallèles à celui du tableau, grace à laquelle s’institue la disposition des figures et se racontent leurs histoires.
« Je refuse l’idée de récit, de programme, » dit Lacalmontie, ou encore: « Le travail d’un artiste ne doit pas se comprendre à travers la notion de parcours… » Je veux redire ces dits de l’artiste en les déplaçant dans cette question : « qu’en est il du blanc du fond dans les grandes peintures dites blanches ? Qu’en est il du même coup, des « figures » que j’y trouve le parsemant? Ou encore cette autre façon de poser la question de leur identité : que sont elles? (sont elles des « figures »? au sens où Poussin avec ses contemporains parlait de tableaux à sept, huit, quinze figures), en posant la question de leur lieu : « Où sont elles ? »
Où sont elles ces figures noires, linéaires, stylisées avec une attentive et minutieuse maladresse ? Où sont ces signes, le plus souvent insignifiants, (le sémioticien dira « immotivés ou sémimotivés ») dont il est difficile de reconnaître ce qu’ils représentent ? « Figures » parfois signes d’écriture à moins que le e ou le I que je lis ne soient qu’une simple boucle linéaire; inscriptions qui parfois miment le diagramme d’un volume, parfois en un certain site du « tableau » le schème vite interrompu d’une amorce d’espace perspectif; figures signes insignifiants sans référent ni signification, inscriptions disposées en forme de rébus décevant tout déchiffrement.
Encore une fois, ces figures, où sont elles ? Sur le plan diaphane pour l’opacifier en telle ou telle de ses sections, et en faire apercevoir la diaphanéité ? Sur la surface dense comme des excrétions en relief de cette densité ? Chacune des hypothèses du regard se trouve démentie par un de ces êtres étranges lorsque d’autres en autorisent la position ? Dans l’intervalle entre le plan et la surface, flottant dans l’écart, où le bord diaphane du plan laisse apercevoir son invisible, limite transgressée par ces « choses » en suspension, en état de chute immobile dans la surface parce que toute cette disposition, tout ce dispositif n’est que l’affaire d’un instant, d’un présent, d’un maintenant ? Choses en état de chute, suspendues dans cet état et dont la chute qui prend dimension d’éternité fait monter le blanc du fond au dense de la surface et reculer le diaphane du plan vers le fond en d’infimes mouvements immédiatement arrêtés.
Ce que Lacalmontie nous disait du tableau, qu’il était un état concentré, quelque chose qui vient de rien, il faut ici le dire de ces « choses » figures signes, inscriptions (ni figures, ni signes, ni inscriptions), de ces étranges « choses » esquisses parfaitement achevées qui chutent de nulle part dans l’espacement du maintenant, pour tracer cet espacement, cet intervalle, de l’événement unique et à jamais arrêté de leur chute, traces de l’espacement de l’apostase du maintenant.
Tout se passe comme si Lacalmontie réexpérimentait aujourd’hui la solution des grands peintres « mystiques » le Gréco, Champaigne, Zurbaran… lorsqu’ils étaient confrontés à l’impossible gageure de peindre la représentation de la Véronique car qu’était la Vera Icona (la vraie image) sinon les traits du saint visage tracés et comme tissés, par impression directe, « achéiropoïétique, » dans la toile du voile, du tableau ? Où donc tracer ces traces, indexées dans la toile, du rayonnement de la lumière irradiant le Visage ? Comment représenter (présenter à nouveau, rendre présente) la lumière de l’Objet à jamais perdu ? Non pas en cherchant à tisser un visage dans la toile, ce qui ne pourrait jamais être que la représentation d’un tissage, (le symbole d’un index dans le langage de Peirce), mais en transgressant la représentation par la représentation même, par le « trompe-l’oeil » d’une face qui viendrait « en avant » non seulement du blanc opaque du fond ou du blanc dense de la surface, amis encore du blanc diaphane du plan, le trompe l’oeil fascinant d’une face qui serait le « symbole » hyperbolique, excessif de l’espacement de la présence.
Les « choses » de Lacalmontie sont, me semble-t-il, de petites Véroniques d’aujourd’hui que parfois une projection de lumière pose sur l’écran de la toile ou du mur blanc, à partir d’un transparent (le blanc diaphane du plan) où elles sont dessinées, voyagent dans l’instant, dans l’instant présent pour s’inscrire sur la surface dense et faire jouer tous les intervalles, les écarts et les distances dont l’ouvre est faite, et avec lesquels l’espace du Musée sera architecturé, le temps de leur présente présence.
« Peut être… qu’une toile est semblable , à une Eucharistie, disait Lacalmontie, au lendemain de l’incendie de son atelier, un sacrifice par le feu. L’œuvre est une flamme qui peut en produire d’autres ou se consumer elle même. » Une toile, une Eucharistie, une offrande, un mémorial, mais aussi surtout une présence réelle. « Cela me permet, disait il, d’être il y a deux mille ans, c’est dire que le tableau ne se situe pas au sein des questions de la mémoire, mais en celles de l’expérience. Mon œuvre existe à la seconde présente. Cela me permet d’être il y a deux mille ans » Cela, qu’est ce à dire ? De faire un tableau comme l’offrande d’une présence réelle, celle d’un corps tableau, comme l’autre est celle d’un corps langage et nourriture d’âme.
« Etre il y a deux mille ans et dans la seconde présente » Tel est, dans sa plus grande ampleur, l’espacement, l’écartement du maintenant que l’œuvre de Lacalmontie occupe, ou plutôt qu’elle ouvre à chaque tableau et dont nous visitons l’ouverture dans le présent, le présent et dans l’espace l’architectonique des lieux qu’elle constitue dans le Musée qui l’accueille.