« Entrons, Leporello! Il ne sera pas dit que j’aurai eu peur d’une chimère… »                Michel ENRICI

– Où sommes-nous?

– Dans un musée des Beaux-Arts.

– Qu’est-ce qu’un musée des Beaux-Arts?

– Un lieu où l’on conserve les oeuvres d’art, oeuvres que l’on montre dans la meilleure des présentations possibles.

– Et ici?

– Nous sommes dans le patio du musée des Beaux-Arts de Nantes.

– Et que conserve-t-on ici?

– On ne conserve rien. Rien sinon peut-être une utopie. Celle d’un progrès qui s’installerait provisoirement pour être le passé de demain, pour montrer l’état contemporain de ce qui se transformera en passé, dans le futur.

– Et qui expose ici?

– Jean-François Lacalmontie.

– Qui est-ce?

– Un artiste français qui s’exerce à un jeu trop humain, inhumain. Il entre dans une machine architecturale, une institution. Et ce lieu lui donne d’abord l’essentiel de ce qu’il cherche : des surfaces bidimensionnelles à travers lesquelles il va pouvoir poser quelques questions essentielles pour lui et qui touchent à la notion de temps. Comme vous et moi, Jean-François Lacalmontie a un problème vis-à-vis de l’éternité, de la limite, de l’infini même!

– Pourquoi?

– Parce qu’il lui est arrivé une chose étrange il a appris à compter. Je devrais dire: il a constaté qu’il comptait.

– Est-ce un grand malheur?

– C’est un grand bonheur que de savoir que deux et deux sont quatre mais c’est un grand malheur que de savoir que l’on pourra toujours ajouter une unité à n’importe quel total.

– Que signifie compter pour un artiste?

– Il y a des artistes qui font oeuvre après oeuvre, et chacune de ces oeuvres fonctionne comme une addition juste. Juste est le total, rien à retrancher, rien à rajouter.
Jean-François Lacalmontie ne pratique pas l’addition juste, il pratique le décompte un peu comme Opalka le fait tautologiquement en déroulant le fait du chiffre sur des toiles toujours renouvelées, comme si le chiffre avait cette faculté de dévoration – de la toile, par exemple -, il le fait mais curieusement sans chiffre à partir de signes plus problématiques encore que le chiffre, puisque nous ne savons pas exactement ce qu’ils sont, peut-être des dessins, peut-être des graphismes fourmillants, encore très organiques, choses indécises et vermiculées, nées de l’encre et de la plume, et qui dévorent aujourd’hui par dissémination un espace particulièrement complexe, le patio du musée de Nantes.

– « Disséminations »? « Choses indécises »? Je ne vois rien de tout cela. Je vois une exposition de tableaux élégants, de dessins fragiles, et de signes lyriques qui s’élancent à la conquête des murs.

– Alors regardez-mieux, et comme dans les maisons fraîchement réouvertes sachez deviner les absences. Deux choses sont violemment présentes dans cette exposition, dans leur absence même. D’abord le plus rustique, le cahier infini dans lequel Jean-François Lacalmontie recueille ces mille et un, plus un, plus l’infini de dessins qui sourdent de sa main comme une humeur.
L’on a parlé d’automatisme pour évoquer cette étonnante chose, cette pratique sans fin de la consignation de cette trace, de cette insignifiance sans spectacle du dessin et du signe. Je n’y vois pour ma part rien de machinique mais un tout organique, quelque chose de l’ordre du vivant, écoulement de la glande ou battement du pouls, recueilli comme précieuse part de soi-même. Et je pense alors évidemment à Gasiorowski recueillant ses humeurs organiques… Et je pense tout aussi bien à la mue du serpent, à la bave de l’escargot, produisant à la fois de la matière, du tracé et par la même peut-être du signe… Et je pense aussi à Pollock penché comme une blessure ouverte sur son grand pansement et pissant la peinture comme une outre.
Visuellement, esthétiquement, moralement rien de semblable sinon un mode d’apparition, une commune naissance. Rien de semblable, rien, sinon un universel écoulement. Mais il y a quelque chose de cela dans ces tracés sortis du cahier et cheminant vers des
matérialisations volontairement diverses et échangeables. Murs, dessins, tableaux transparents, glacis photographiques, sont autant d’écrans provisoires, de limites circonstancielles. La première absence à considérer c’est celle là.

– Mais comment savoir que ce qu’il faut voir c’est d’abord cette absence et le secret d’un cahier,
pauvres spectateurs que nous sommes?

– Là est le problème, il ne s’agit pas de spectacle. Vous n’êtes pas spectateur et personne ici ne veut réduire la dimension de votre ennui. Vous êtes visiteur d’un lieu qui vient d’accueillir un premier visiteur, et dans ce lieu, c’est le manque, c’est le temps qui se joue.

– Ciel! Le « manque »!

– Veuillez s’il vous plaît ne pas vous abandonner à la paresse! Mais tout cela se comprendrait mieux sans doute si j’évoquais l’autre absence, l’autre manière pour Jean-François Lacalmontie de ne s’intéresser qu’à l’infini d’un décompte.
L’artiste a produit, avec l’aide technique d’un informaticien, un programme construit sur quelques- unes des petites formes matricielles de ses propres dessins. Au bout de cette très étrange, très techniciste et très désincarnée procédure, une machine s’apprête à produire pendant plusieurs siècles des variations sans répétitions aucunes, de probables dessins de Jean-François Lacalmontie. Est-ce assez dire que l’exposition que nous voyons aujourd’hui se situe entre ces deux supports, l’un particulièrement traditionnel, le cahier, l’autre dans la sophistication d’un ordinateur distribuant vers le presqu’infini des variations aléatoirement programmées ?
Est-ce assez clairement dire que ce qui court dans cette exposition d’un support à l’autre ne peut avoir qu’une matérialisation volontairement problématique?

Est-ce assez dire enfin que l’immobilisation de l’oeuvre dans un accrochage muséal n’est qu’une manière paradoxale de faire apparaître dans une suite d’angles, d’espaces, d’élévations particulières ou d’alignements, cette pulsation initiale qui produit un dessin après l’autre, une esquisse de signe à la suite d’une esquisse de représentation, pulsation initiale où se compte le temps étrange de l’ouvre, où le temps de l’ouvre est égrené.

– Je vous entends. Mais en quoi ceci est-il remarquable?

– L’oeuvre de Jean-François Lacalmontie trouve sa légitimité dans l’indifférence visible qu’elle propose quant à sa matérialisation, et c’est pour ce faire, pleinement, paradoxalement, qu’elle rencontre aujourd’hui l’autorité du musée. Qu’est-ce d’autre qu’un musée au vingtième siècle sinon ce lieu que l’on croit étrangement permissif mais qui ne prête que son autorité
Autorité à laquelle l’ouvre sait répondre en la captant, en laissant entendre que le dessin sur lequel dans son ensemble elle s’appuie, n’a pas assez de matérialité pour satisfaire le besoin universel de voir apparaître des objets d’art, mais en soulignant aussi que la production du dessin ou du signe ne saurait se satisfaire d’un contexte immatériel et mental.

Ma petite fable à propos de l’informatique vous impressionne-t-elle un peu?

– Est-ce ce que l’on appelle de l’art conceptuel?

– Non! Non! Non! Surtout pas. Il faut d’ailleurs aujourd’hui abandonner cette distinction déjà bien vieillotte entre un art de l’objet et un art du concept. Plus personne aujourd’hui n’interroge une oeuvre en lui demandant si elle se situe du cote du figuratif par exemple autre archaïsme
cette question s’adressait aux avatars de l’image dans la peinture, elle ne s’adressait pas à la peinture. Non, le travail de Lacalmontie n’est pas de l’ordre du concept, en tout cas pas tel qu’on l’entend quand on imagine un artiste tendu par toutes les forces de son savoir et en train de se demander quel va être son passage en terme d’astuce, d’intelligence et d’instinct de tueur pour passer, par une idée, sur le corps des autres. L’histoire de Lacalmontie n’est pas une histoire de concept puisque c’est une histoire de nécessité! Le concept est échangeable. Pas la nécessité de tracer, ni de pratiquer l’aléatoire.
Le dessin de Lacalmontie ne veut tuer personne, il ‘eut compter la vie. Ce dessin compte les pas qui, par exemple, nous séparent de la statue du commandeur. Il compte les pas qui sont là comme autant d’unités de distance ou de temps avant l’irréversible. Comme ton maître, il semble dire en avançant : « Non, il ne sera pas dit que j’aurai eu peur d’une chimère! »
Devant cette expérience la catégorie « art conceptuel » vous le sentez bien, est dérisoire.

– Est-ce que vous voulez dire par là que cet artiste n’est pas plus dessinateur que peintre, que photographe ou qu’autre chose? Comment peut-on ne pas être et être là? Voilà ma question!

– Ce que j’essaie de dire c’est que cet artiste comme d’autres grands artistes, n’a pas besoin de réclamer un statut particulier. Il traduit si massivement et si heureusement le problème de la matérialisation de son art que l’on peut à son propos partir d’une réflexion plus radicale, plus sérieuse. Il semble qu’un artiste aujourd’hui ne puisse être peintre sans produire autour de son propos de peintre des systèmes d’ambiguïtés, des attitudes, des manifestations de pudeur, dont la nécessité paraît être de rendre possible et justifiable la pratique du tableau. Il y a autour de la peinture un déclenchement d’attitudes, et souvent de culpabilités. Mais la peinture continue à flotter comme un gaz invisible dans des oeuvres aussi différentes que celles de On Kawara ou dans la Counter Room de Tatsuo Miyajima.

Jean-François Lacalmontie appartient à cette histoire de la production artistique qui constate que la présence du tableau est nécessaire sans être suffisante pour traduire le fait de la peinture. C’est pourquoi il est à la fois absolument attaché à la présence du tableau et en même temps assez indifférent à l’embarras que ce support produit dans les esprits, dans les yeux et dans les zones encombrées de la culture. Et dans cette logique il est le premier à quitter le navire de la peinture pour y revenir quand il lui plaît.
Pour faire image, sachons que quand nous pensons à la peinture aujourd’hui, il faut que nous pensions au vaisseau fantôme! Déshabité, abandonné, il vogue et réapparaît, épisodiquement, en produisant de la terreur et de l’étonnement. Ceux qui aujourd’hui aperçoivent la peinture, n’iront jamais jusqu’à son bord et se demanderont même s’il n’ont pas rêvé cette vision. Pourtant la réalité de leur effroi, la capacité à raconter la rencontre avec mille détails, ne laisse aucun doute à propos du fait que quelque chose s’est produit!
En fait la peinture ne produit ni ruines, ni fragments.

– Que voulez-vous dire?

Regardez ce qui se passe dans un musée: ni la statuaire, ni le mobilier ne seront jamais présentés autrement que dans la logique du mausolée. La matière quand elle s’historicise, rejoint l’ordre et l’esthétique du champ de pierres, du cimetière, du « graveyard » disent les anglais. Le mobilier de Guimard est tout aussi mort que la pierre de Bourdelle.
En revanche promenez-vous dans les salles de peinture du musée de Nantes, salles que toute l’exposition de Lacalmontie désigne d’un index puissant: toutes les toiles sont tendues, pleines, vent en poupe. Ni ruines, ni fragments. De la mort certes, mais errante, mobile, emportée dans la circularité infinie d’un voyage. Mais quelle santé dans cette matérialité relative que donne la peinture!
Le propos de Lacalmontie tourne autour de ce fait. Au delà de l’histoire de l’art, il y a l’histoire de la pratique de la peinture dans les ateliers. Et peu ou prou cette histoire est d’abord le fait d’un écoulement singulier, un moment de mimique de la sécrétion organique extraordinairement liée au commerce brutal que nous avons avec notre corps propre, pour être dans un second temps une pratique de dématérialisation de ce premier fait.

– Nous savons. Nous avons appris à comprendre que le corps et la regression étaient des éléments un peu insistants dans vos commentaires.

– Bon! Considérons ceci comme acquis. Encore que je doute que ni individuellement, ni collectivement, il nous soit vraiment possible de saisir par notre esprit des choses aussi élémentaires. Cette vérité parce qu’elle est élémentaire fait partie de ces coins, de ces angles sur lesquels l’esprit ne peut se tenir. Il faut accepter comme une limite de l’esprit le constat que nous ne pouvons pas assumer le moment du geste artistique ni traduire justement le fait de la création. Cette limite tout à fait pascalienne de notre capacité de penser ne vient sans doute pas de ce que le fait de la création nous domine mais plutôt de ce qu’il est trop étroitement lié à l’intenable division que nous savons être nous-mêmes. Ni vous, ni moi, ne pouvons tenir dans un même temps les notions de temps, d’espace, de corps et d’esprit. C’est sur cette défaite que ne cesse de se construire, comme réseau repérable et intelligible, la culture ! Le pouvoir aussi. Mais j’espère un peu vous surprendre en ajoutant que l’essentiel de ce qui est rendu visible par l’artiste, je veux dire par Jean-François Lacalmontie ici même, articule à égalité, dans un moment étonnant d’équilibre, les deux moments antipodiques de la création, l’écoulement de l’encre, de l’humeur organique et la dématérialisation de cet écoulement. Car il est évident que cette production, même proliférante et gagnant comme un lierre l’ensemble de l’élévation du musée, se dissémine dans des signes sertis, nodules logés dans le blanc. Cette mimique de signe est un premier ordre intimé aux pulsions, le blanc dominant mais non exclusif et provisoire, devant être pour le visible une volonté d’effacer les milliers de signes parasites qui font le bruit du monde. Mais naguère et toujours indifféremment, les tracés de Lacalmontie s’installaient indifféremment sur des images particulièrement encombrantes, des couchers de soleil!- Et comment donc appeler, les signes, l’écriture, en un mot ce qui sort de la main prolongée par le crayon, la plume ou le pinceau de l’artiste?

– Et bien je ne sais pas et j’avoue ma défaite. Je sais seulement que c’est devant cela et devant cela seul qu’il faudrait s’arrêter. Regarder les tracés de Jean-François Lacalmontie cela revient à inventer une science, à puiser dans un vocabulaire absent, à le produire, l’articuler, le circonstancier, l’ordonner, à en suivre la géométrie ou le réseau rhizomatique, enfin à considérer ces tracés innommés.

– Et la paresse vous gagne?

– Et la mémoire me revient, Dieu merci, et avec elle la langue incroyable d’un littérateur dont le vocabulaire savait nommer les choses au même titre que certains yeux savent voir.
Dans L’écriture des pierres Roger Caillois, c’est de lui que je parle, fait rouler sa langue à propos des septaria. Quand je le relis, je sais que s’il parle des pierres, il parle aussi de Lacalmontie:
 » D’une façon générale et quelles que soient leur provenance ou leur composition, les septaria ne contiennent jamais deux fois le même dessin. Il serait assurément vain d’essayer de grouper ceux-ci en famille.
Pour le style, les motifs sont dépouillés ou redondants, schématiques ou inextricables, symétriques ou désordonnés, formés de lignes minces ou de taches étalées, monochromes ou multipliant sur une même pierre les nuances du bistre, de l’ocre, du blanc laiteux et dans les parties métallisées, de l’acier bruni. On pourrait tout aussi bien identifier dans les mêmes taches, comme sur les dessins des onyx, les pleins et les déliés d’une calligraphie très étudiée ou un subtil semblant d’écriture, conçu par quelque scribe dément, dédaigneux de rien signifier et amoureux des formes. Celles-ci,en effet, quelque catégorie qu’elles appartiennent que l’imagination les interprète ou les accepte, comme elles sont, qu’elles présentent ou non des symétries, des rythmes, des répétitions, demeurent formes essentiellement, et d’une harmonie qu’on dirait inévitable. En outre elles occupent le centre des nodules, dont la croûte fait le cadre, comme le peintre compose son sujet autour du centre de la toile, qu’il a soin de séparer bien visiblement de l’espace extérieur.
Les dessins des septaria constituent des équilibres strictement plastiques, où rien n’est régulier et dont chacun est aussi original et, pour ainsi dire, aussi personnel qu’un ouvrage volontaire. »Voilà ce que dit Roger Caillois* des signes qui font l’écriture des pierres, voilà ce que j’aurais pu dire, en travaillant, de l’écriture de Jean-François Lacalmontie. Mais vous notez par là même que ce chapitre se serait conclu différemment. Parlant d’un homme, d’un créateur et de sa volonté implicite, j’aurais dû dire à rebours
 » Les dessins de Lacalmontie constituent des équilibres strictement plastiques, où rien n’est régulier et dont chacun est aussi original et pour ainsi dire, aussi universel qu’un ouvrage fortuit. »

– Voulez-vous dire que Lacalmontie est une pierre?

– Non, mais plus cuistrement que la création est en effet une histoire tectonique et métamorphique. Et que dans création, il y a d’un côté de grandes forces en jeu et de l’autre côté de très belles giclures. Parfois ce sont les pierres qui conservent les empreintes de ces fortes violences, aujourd’hui ce sont les murs d’un musée.

* Roger Caillois, in L’écriture des pierres, Skira, 1970.